vendredi 21 mai 2010

Georges Bataille

Le rire divin

Georges Bataille (1897-1962)

Connu pour son itinéraire désordonné, l’écrivain Georges Bataille s’est voué à la littérature, à l’économie, à la politique, à la sociologie, à l’histoire de l’art… et à l’expérience de la vie par-delà les limites conventionnelles. Dans « l’expérience intérieure », il tourne le doute puis l’angoisse « en délice » : c’est l’illumination qu’il découvre.

Il est dans les choses divines une transparence si grande qu’on glisse au fond illuminé du rire à partir même d’intentions opaques.
Je vis d’expérience sensible et non d’explication logique. J’ai du divin une expérience si folle qu’on rira de moi si j’en parle.
J’entre dans un cul-de-sac. Là toute possibilité s’épuise, le possible se dérobe et l’impossible sévit. Être face à l’impossible — exorbitant, indubitable — quand rien n’est plus possible est à mes yeux faire l’expérience du divin ; c’est l’analogue d’un supplice.
[…]
Il y a quinze ans de cela (peut-être un peu plus), je revenais je ne sais d’où, tard dans la nuit. La rue de Rennes était déserte. Venant de Saint-Germain, je traversai la rue du Four (côté poste). Je tenais à la main un parapluie ouvert et je crois qu’il ne pleuvait pas. (Mais je n’avais pas bu : je le dis, j’en suis sûr.) J’avais ce parapluie ouvert sans besoin chaotique et plein d’ivresses vides : une ronde d’idées malséantes, vertigineuses, mais pleines déjà de soucis, de rigueur, et crucifiantes, se donnaient cours… Dans ce naufrage de la raison, l’angoisse, la déchéance solitaire, la lâcheté, le mauvais aloi trouvaient leur compte : la fête un peu plus loin recommençait. Le certain est que cette aisance, en même temps l’« impossible » heurté éclatèrent dans ma tête. Un espace constellé de rires ouvrit son abîme obscur devant moi. A la traversée de la rue du Four, je devins dans ce « néant » inconnu, tout à coup… je niais ces murs gris qui m’enfermaient, je me ruais dans une sorte de ravissement. Je riais divinement : le parapluie descendu sur ma tête me couvrait (je me couvris exprès de ce suaire noir). Je riais comme jamais peut-être on n’avait ri, le fin fond de chaque chose s’ouvrait, mis à nu, comme si j’étais mort.
Je ne sais si je m’arrêtai, au milieu de la rue, masquant mon délire sous un parapluie. J’ai peut-être sauté (c’est sans doute illusoire) : j’étais convulsivement illuminé, je riais, j’imagine, en courant.

Georges Bataille, L’expérience intérieure, Gallimard, 1954.


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