vendredi 26 février 2010

Prochaines rencontres à Bordeaux



Jean Bouchart d'Orval + infos
Le 14 mars 2010
salle de yoga Elizabeth Rapaport
Résidence Aliénor 68 rue Stéhélin Bordeaux-Caudéran
10h - 17h participation 50€
possibilité d'amener son pique nique
Renseignemants : Jean-Marc 06 16 80 20 93

Hélène Naudy + infos
soirée 19 mars 20h30
salle de yoga Elizabeth Rapaport
participation 10€

Sébastien Fargue site
Soirée le 23 avril à 20h
246 cours de l'yser (place nansouty) Bordeaux
24 et 25 avril 2010
salle de yoga Elizabeth Rapaport

Retraite avec Sébastien Fargue site
du 24 au 29 aout 2010 en résidentiel
à Pontenx les forges (40 Landes à 1h de Bordeaux)
renseignements : Jean-Marc 06 16 80 20 93



jeudi 25 février 2010

Alan Watts





Bienheureuse Insécurité

Alan Watts


« J’ai toujours été fasciné par la loi de l’effort inversé. Je l’appelle parfois la loi des « effets contraires ». Si l’on essaie de flotter à la surface de l’eau, on coule, mais si l’on essaie de couler, on flotte. Si l’on essaie de retenir son souffle, on le perd - et ceci me rappelle un vieux dicton oublié : « Quiconque voudra sauver son âme, la perdra. » » (p. 7)

« Ce livre, cependant, est écrit dans l’esprit du sage chinois Lao-tseu, ce maître de la loi de l’effort inversé, qui affirmait que tous ceux qui se justifient ne convainquent pas, que pour connaître la vérité il faut se libérer de la connaissance, et que rien n’est plus puissant et créateur que le vide, devant lequel les hommes reculent généralement avec horreur. » (p. 9)

« Notre époque est donc une époque de frustration, d’angoisse, d’agitation, et d’accoutumance à la « drogue ». Nous devons tant bien que mal saisir ce que nous pouvons pendant que nous le pouvons, et chasser l’impression que tout cela est vain et sans signification. Cette « drogue » est notre haut niveau de vie, c’est-à-dire une stimulation forte et complexe de nos sens, qui finit peu à peu par les désensibiliser ; aussi ceux-ci réclament-ils des stimulations de plus en plus violentes. Nous sommes assoiffés de distractions, de visions, de sonorités, d’émotions, de titillations dont nous voulons jouir au maximum et le plus vite possible. » (p. 21)

« Si paradoxal que cela puisse paraître, nous ne découvrirons de même un sens à notre vie que lorsque nous réaliserons qu’elle est tout à fait dépourvue de but, et nous ne connaîtrons les « mystères de l’univers » que lorsque nous serons intimement convaincus que nous n’en connaissons encore rien. » (p. 29)

« La sensibilité exige une très grande douceur et beaucoup de fragilité - pupilles, tympans, papilles gustatives et terminaisons nerveuses, aboutissant tous à ce très délicat organisme qu’est le cerveau. » (p. 32)

« Si nous pouvons éprouver des plaisirs intenses, c’est que nous sommes sujets à d’intenses douleurs. Nous aimons le plaisir et nous détestons la douleur, mais il semble impossible d’avoir l’un sans l’autre. Et il apparaît de plus que tous deux doivent en quelque façon alterner, car le plaisir continu est un stimulus qui ne peut que s’émousser ou s’accroître. Or, tout plaisir accru, soit durcit et insensibilise les terminaisons nerveuses sous sa poussée, soit se transforme en douleur. Un régime alimentaire à base de nourriture riche coupe l’appétit ou rend malade. » (p. 32-33)

« Une personne dure et amère est toujours quelqu’un d’à demi suicidé ; une partie d’elle-même est déjà morte. » (p. 34)

« Le pouvoir des souvenirs et des espérances est tellement grand que pour la plupart des êtres humains le passé et le futur ne sont pas tant aussi réels, que plus réels encore que le présent. On ne peut vivre le bonheur dans le présent tant que l’on n’a pas « nettoyé » son passé et que le futur ne brille pas de promesses. » (p. 37)

« Après tout, le futur ne revêt presque aucune signification et n’est pratiquement d’aucune importance, puisque, tôt ou tard, il doit se transformer en présent. Aussi faire des projets pour un avenir qui ne doit jamais devenir présent est à peine plus absurde que de faire des projets pour un futur, lequel, devenant présent, me trouvera « absent », et en train de regarder obstinément par-dessus ses épaules au lieu de le regarder bien en face. » (p. 39)

« (...) l’essentiel de la sagesse dont nous faisons preuve dans notre vie quotidienne ne nous est jamais transmise verbalement. » (p. 64)

« De plus en plus nous essayons de mieux nous adapter à la vie grâce à des gadgets externes, et nous tentons de résoudre nos problèmes par la pensée consciente plutôt qu’en nous remettant au « savoir-faire » inconscient. Cela est beaucoup moins à notre avantage que nous aimerions le croire. » (p. 66)

« Nous stimulons nos sens jusqu’à ce qu’ils deviennent insensibles, aussi, pour que le plaisir puisse durer, devons-nous recourir à des stimulants de plus en plus forts. » (p. 69)

« Les animaux passent le plus clair de leur temps à sommeiller et à paresser agréablement, mais, sous prétexte que la vie est courte, les êtres humains se sentent contraints d’amasser pêle-mêle le plus de conscience, de vivacité, et d’insomnie chronique possible afin d’être bien sûrs de ne pas rater la moindre sensation de plaisir. (...) Aussi deviennent-ils de plus en plus incapables de jouir d’un plaisir réel, et finissent-ils par devenir insensibles aux joies les plus subtiles et les plus vives de la vie qui sont en fait extrêmement simples et communes. » (p. 72-73)

« (...) c’est le cerveau qui est fait pour l’homme et non pas l’homme pour le cerveau. » (p. 85)

« La vraie raison pour laquelle la vie peut paraître parfois tellement exaspérante et frustrante, ce n’est pas parce qu’il existe ce que l’on appelle la mort, la douleur, la peur ou la faim. Mais là où rien ne va plus, c’est que face à ces événements, nous nous mettons à bourdonner et tourner en rond comme des mouches affolées, pour essayer de maintenir notre « ego » hors de l’expérience. Nous nous prenons pour des amibes, et nous essayons de nous protéger de la vie en nous séparant en deux. Mais le bon sens et l’intégrité voudraient que nous comprenions que nous ne sommes pas séparés, que l’homme et son expérience présente ne forment qu’un seul tout, et qu’il n’existe pas d’« ego » ou d’esprit séparé. » (p. 104)

« Plus nous nous habituons à comprendre le présent d’après le passé, le connu d’après l’inconnu, le vivant d’après ce qui est mort, plus notre vie se dessèche et plus nous sommes envahis d’un sentiment de tristesse et de frustration. Ainsi protégé de la vie, l’homme devient une sorte de mollusque incrusté dans la coquille dure de la « tradition », et quand la réalité finit par surgir, un raz de marée de terreur l’emporte. » (p. 113)

« Mais nous sommes, pour la plupart, intérieurement déchirés par ce conflit parce que notre vie n’est qu’un long effort pour résister à l’inconnu, au présent réel dans lequel nous vivons, qui est l’inconnu sur le point de naître. C’est pourquoi nous n’apprenons jamais à vivre en harmonie. À chaque instant nous hésitons, nous restons sur la défensive. Et tout cela sans que nous en retirions aucun avantage, car la vie nous plonge malgré nous dans l’inconnu et vouloir résister est aussi vain et exaspérant qu’essayer de nager à contre-courant dans un torrent déchiré. » (p. 114)« Il faut au contraire être complètement sensible à chaque instant, considérer chacun de ceux-ci comme tout à fait nouveau et unique, garder l’esprit ouvert et réceptif. » (p. 115)

« La philosophie chinoise dont le judo lui-même est une expression - c’est-à-dire le taoïsme - nous a révélé comment l’eau réussit à surmonter tous les obstacles grâce à sa fluidité et à sa flexibilité. » (p. 115)

« (...) la paresse. De façon tout à fait significative, les gens nerveux et frustrés sont toujours affairés, même quand ils sont oisifs, car cette oisiveté est une « paresse » qui vient de la peur et non du repos. Mais l’esprit-corps est un système qui accumule et conserve de l’énergie. Ce faisant il est tout à fait paresseux. Quand l’énergie est accumulée, elle ne demande alors qu’à être dépensée, le plus facilement et avec le moins d’effort possible. C’est pourquoi ce n’est pas seulement la nécessité mais aussi la paresse qui est mère de l’invention. Il suffit d’observer les mouvements lents et « lourds » d’un travailleur habile occupé à quelque rude tâche, et comment, alors même qu’il lutte contre la pesanteur, un bon montagnard utilise en fait cette même pesanteur et marche à grandes enjambées lentes et pesantes. On dirait qu’il tire des bords contre la pente, comme un voilier contre le vent. » (p. 117)

« Demeurer stable c’est s’interdire d’essayer de se séparer de la douleur parce que l’on sait que c’est impossible. Fuir la peur c’est avoir peur, résister à la douleur c’est souffrir, se montrer courageux c’est être craintif. Si l’esprit souffre, l’esprit est douleur. » (p. 118)

« Vouloir échapper à la douleur est la douleur même ; ce n’est pas la réaction d’un « ego » séparé de la douleur. Quand on comprend cela, le désir d’échapper « se fond » dans la douleur elle-même et disparaît. » (p. 119)

« (...) il faut toujours rester conscient, alerte et sensible à toutes les actions et inter-relations possibles, à partir de cet instant présent. Mais il faut tout d’abord être pleinement convaincu qu’il n’existe pas réellement d’autre solution à part celle de rester conscient - parce que l’on ne peut se séparer du présent et définir son propre être à part. » (p. 119)

« Car, lorsque l’on comprend réellement que l’on est ce que l’on voit et ce que l’on connaît, on ne se promène pas dans la campagne en se disant : « Je suis tout ceci. » Il n’y a simplement que « tout ceci ». » (p. 140)

« Pour « connaître » la réalité il ne faut pas lui être extérieur et la définir ; il faut y entrer, l’être et la ressentir. » (p. 141)

« Plus une mouche se débat pour se dégager du miel, plus elle s’y englue. Sous la pression de tant d’efforts futiles, il n’est pas étonnant que l’homme se défoule dans la violence et le sensationnel, l’exploitation aveugle de son corps, de ses appétits, du monde matériel et de ses amis. Et c’est un nombre incalculable de douleurs qu’une telle exploitation ajoute encore aux souffrances nécessaires et inévitables de l’existence. » (p. 142)

« Il est clair que tout existe pour cet instant. C’est une danse, et quand on danse ce n’est pas pour arriver quelque part. On tourne en rond, mais sans être victime de l’illusion que l’on est à la recherche de quelque chose, ou que l’on échappe aux tourments de l’enfer. » (p. 143)

« La mort est l’inconnu où chacun d’entre nous a vécu avant de naître. » (p. 144)

« (...) il est connu que rien ne gâche plus un « plaisir » que de s’interroger pour savoir s’il nous est vraiment agréable. Nous ne pouvons vivre qu’un seul moment à la fois, et nous ne pouvons pas à la fois écouter la rumeur des vagues et réfléchir pour savoir si nous aimons vraiment écouter les vagues. Les actions contradictoires de ce genre sont les seules où il ne nous est laissé absolument aucune liberté. » (p. 154)

« Comme il ne peut s’intéresser à lui-même, de même qu’un miroir ne peut se refléter lui-même, l’esprit doit s’intéresser ou s’absorber dans d’autres choses ou d’autres gens. » (p. 163)

« Tout le monde est doué d’amour, mais celui-ci ne peut se manifester que lorsqu’on est convaincu qu’il est impossible et frustrant de vouloir s’aimer soi-même. Mais nous n’en serons pas convaincu à coups de condamnations, en sa haïssant soi-même, ou en accablant l’amour de soi des pires noms qui existent. Nous n’en serons pleinement persuadés qu’en réalisant clairement et en toute conscience qu’il n’existe pas de « soi » que l’on puisse aimer. » (p. 165)

« Il est évident que les seules personnes intéressantes sont les personnes intéressées, or, pour être complètement intéressé, il faut avoir oublié son « moi ». » (p. 183)

« Nous avons donc bien de la chance de vivre en une époque où le savoir humain a atteint un tel point qu’il ne sait plus trouver les mots, non pas simplement pour les choses étranges et merveilleuses, mais pour les plus ordinaires également. La poussière sur les étagères est devenue autant un mystère que les étoiles les plus éloignées ; nous connaissons suffisamment de choses sur les deux, pour savoir que nous ne connaissons rien. » (p. 187

Watts, Alan. Bienheureuse insécurité : une réponse à l’angoisse de notre temps ; traduit par Frédéric Magne.Paris : Stock, 1981, source



lundi 22 février 2010

Francis Lucille



Francis Lucille

En 1973, Francis Lucille découvre la sagesse orientale à travers les textes védantiques et bouddhistes. Cette découverte déclenche une profonde quête d’identité qui trouve sa résolution peu de temps après sa rencontre avec son maître spirituel (Jean Klein) qui a lieu en 1975. Il anime des séminaires en Europe et aux Etats-Unis où il réside.


Parfois, il m’arrivait d’avoir un avant-goût d’une conscience illimitée, notamment lors de la lecture de textes advaïtiques ou bouddhistes, ou lors de réflexions profondes sur la perspective non-duelle. Elevé par des parents matérialistes et antireligieux, et rompu à l’étude des mathématiques et de la physique, j’étais à la fois peu disposé à adopter une croyance religieuse quelle qu’elle soit, et méfiant envers toute hypothèse qui n’aurait pas reçu une validation scientifique ou logique. Une conscience illimitée et universelle me semblait être une croyance ou hypothèse de cet ordre, mais je demeurais ouvert à cette éventualité. Le pressentiment de la conscience illimitée était en fait la source d’énergie qui alimentait ma quête. Deux ans après le premier aperçu, cette possibilité avait pris une position centrale dans ma recherche.

C’est à cette époque qu’eut lieu un changement radical, un retournement copernicien. Cet événement, ou plus précisément, ce non-événement, est isolé, autonome, sans cause. La certitude qui en découle a une force absolue, une force indépendante de tout événement, de tout objet ou de toute personne. Elle ne peut se comparer qu’à notre certitude intime d’être conscient.

J’étais assis dans mon studio, méditant en silence en compagnie de deux amis. Il était encore trop tôt pour préparer le dîner, notre prochaine activité. N’ayant rien à faire, n’attendant rien, j’étais disponible. Mon esprit était libre de dynamisme, mon corps détendu et sensible, bien que je sente un léger inconfort dans la nuque et le dos.

Au bout de quelque temps, Yvan, l’un de mes amis, entonna à l’improviste un chant traditionnel sanscrit, le Gayatri Mantra. Les syllabes sacrées entrèrent mystérieusement en résonance avec ma présence silencieuse qui sembla devenir intensément vivante. Je sentis un désir profond s’élever en moi, en même temps qu’une résistance m’empêchait de vivre pleinement la situation, de répondre de tout mon être à cette invitation de l’instant, et de m’y fondre. Au fur et à mesure que l’attirance mystérieuse suscitée par le chant augmentait, la résistance elle aussi s’accroissait, peur grandissante qui devint bientôt une terreur intense.

A ce point, je sentis que ma mort était imminente, et que cet horrible événement allait être déclenché sans coup férir par le moindre lâcher prise, le moindre abandon à la beauté promise par le chant. J’étais à la croisée des chemins. A la suite de ma quête spirituelle, le monde et ses objets avaient perdu toute attraction pour moi. Je n’en espérais rien de substantiel. J’étais l’amant exclusif de l’absolu, et cet amour me donna le courage de plonger dans le grand vide de la mort, de mourir pour l’amour de cette beauté, si proche maintenant, cette beauté qui m’invitait par-delà les mots sanscrits.

La terreur intense qui m’avait saisi dénoua instantanément son étreinte et se mua en un flux de sensations corporelles et de pensées qui se mirent à converger vers une pensée unique, la pensée « je », tout comme les racines et les branches d’un arbre convergent vers leur tronc commun. Dans une aperception quasi simultanée, l’entité personnelle à laquelle je m’identifiais jusqu’alors se révéla en totalité. Je vis sa superstructure, les pensées nées du concept « je » et son infrastructure, les traces de mes peurs et de mes désirs au niveau physique. L’arbre entier était maintenant contemplé par un œil impersonnel. La superstructure des pensées et l’infrastructure des sensations corporelles s’évanouirent rapidement, laissant seule la pensée « je » dans le champ de la conscience. Pendant quelques instants, encore, la pure pensée « je » sembla vaciller, telle la flamme d’une lampe dont l’huile vient à manquer, puis s’éteignit complètement.

A ce moment précis, le fondement intemporel de mon être se révéla dans sa splendeur immortelle.

source 3ème Millénaire

Francis Lucille, Le sens des choses. Entretiens sur la non-dualité, Accarias L’Originel,





vendredi 19 février 2010

René Daumal



René Daumal

source: esprits nomades



L’homme à l’envers

daumal

Devenir transparent jusqu'à disparaître.


René Daumal, sans avoir voulu joué, aura perdu au grand jeu de la vie, lui qui n’avait « qu’un mot à dire », ce mot caché au fond des mystères, et qui ne cherchait qu’un point, le point de non-retour. Cette dernière parole du poète nous hante encore et nous ne savons plus qui est dans le cachot du réel.

Maniant « la poésie blanche et la poésie noire », il suivait une voie tracée par ses amies les comètes. Il écrivait « à contre-ciel » pour rendre transparent l’absolu, rendre lumineuse la vérité, donc accéder à ce « Contre-monde » que masque le ciel lui-même.

Pour arracher le bandeau des apparences il sera celui qui dit non, le Grand Négateur, afin de déchirer les limites, les apparences d’un monde de mensonges :

« Ainsi, je ne suis véritablement que dans l'acte de négation et dans l'instant. Ma conscience se cherche éternelle dans chaque instant de la durée, en tuant ses enveloppes successives, qui deviennent matière. Je vais vers un avenir qui n'existe pas, laissant derrière moi à chaque instant un nouveau cadavre » (La révolte et l’ironie).

C’est ce jeune homme de vingt ans horriblement lucide, qui lancera avec son ami Roger Gilbert-Lecomte la revue « Le Grand jeu » qui fera s'étrangler les surréalistes.

« Le Grand Jeu groupe des hommes dont la seule recherche est une évidence absolue, immédiate, implacable, qui a tué pour toujours en eux toute autre préoccupation » dit le manifeste de lancement.

Contrairement à la plupart des surréalistes ce ne sera pas une pose littéraire mais une règle de vie dont jamais René Daumal ne dérogera.

Lui ne recherchait pas une carrière d’écrivain mais une raison de vivre. Lui creusera le Mot, le mot de la gnose humaine. qui dévoile le réel, l'essentiel :

Voici, il y a une porte ouverte, étroite et d’accès dur, mais une porte, et c’est la seule pour toi.


La quête de la fusion mystique


Plus qu’une fureur rimbaldienne sa démarche est une tentative de fusion mystique avec un autre réel du fond du puits en lui. Il emploiera tous les ingrédients : drogues, mystique hindoue, ascétisme, silence, Il se mettra en état de voyant pour « dépasser la réalité épaisse ». Méthodiquement, quitte à se détruire et laisser la maladie l’envahir, la pauvreté le ligoter, il marchera « vers le point où la lumière existe ».

Devant cette « mer bouillante » devant lui il cherchera une paix intérieure, un vide substantiel.

« Ne cesse pas de reculer derrière toi-même. Et de là contemple... ». Cette affirmation semble inscrite sur son front plein de nuées.

Déjà il s'était mis dans la peau d'un fantôme. Il se voulait « transparent jusqu'à disparaître », il le fut.

Un ésotérisme parfois brumeux nous le masque souvent, mais il reste avant tout un voyant:

…Je suis le voyant de la nuit l'auditeur du silence car le silence aussi s'habille d'une peau sonore et chaque sens a sa nuit comme moi-même je suis ma nuit et suis le penseur du non-être et sa splendeur je suis le père de la mort.

Elle en est la mère elle que j'évoque du parfait miroir de la nuit je suis l'homme à l'envers ma parole est un trou dans le silence

Je connais la désillusion je détruis ce que je deviens je tue ce que j'aime. (Poésie noire, poésie blanche)

Dans les méandres de la pataphysique, de l’école Gurdjieff, de la pensée hindouiste, transparaît une quête qui pourrait conduire à bien des dérives, si elle n'était pas sincère et « casse-dogme ».

Mais seul le poète importe pour nous-mêmes si sa quête de soi, authentique jusqu'à la brûlure, peut nous perdre en chemin.

En tant que poète, seul reste Daumal du Contre-ciel, du révolté contre le monde endormi.

L'exploration des mondes inconnus de la conscience est d'un autre ordre. Les mots flamboyants de 1936 nous parlent encore, la philosophie ésotérique « des paroles de vérité » semble des paroles de secte où s'enferme souvent « les amis de René Daumal ». Un culte malsain l'entoure, lui qui se méfiait des gourous mais « c'est notre grande maladie de parler pour ne rien voir ».

daumal

Il en viendra à sacrifier ses dons de poète pour en faire de ses mots éclatants, d’humbles messages d’enseignement. « Renie ton Nom, ris de ton non » fut sa devise d'anéantissement.

Lui le technicien du désespoir, il savait démasquer les faux miroirs du monde. Ensuite il acceptera de n'être que le doux serviteur du mot pur, pesé et soupesé, qui devra rendre compte de l'essence de l'être. Un poème devient alors le trébuchet où se mesure « pour le lecteur le niveau de soi-même et à la tension à laquelle il doit se trouver ». Ce n'est plus qu'une balance pour mesurer l'infini. Le poète n'a plus que le rôle d'éveilleur, plus celui de montrer le monde. Sur le grand squelette de la vie il ne joue plus « des clavicules du grand jeu poétique ».

Si quelque jour je fais un poème, on comprendra ma répugnance d'aujourd'hui à appeler de ce nom les pièces lyriques qui suivent...C'est plus près du cri que du chant. C'étaient des coups de soupape en attendant mieux. J'ai trouvé mieux, pour délier tous les tourments que ces épanchements calmaient mal. Mieux et plus simple...

René Daumal vers la fin voudra faire de la lumière. Elle demeure étrange et aveuglante, alors que ses premiers textes moins noués à son être métaphysique, nous éclairent encore.

S’il est difficile de le suivre dans ses transes délirantes et sacrificielles, s’il est permis de préférer sa langue de poète à celle du traducteur ligoté du sanskrit, il demeure, malgré lui d’ailleurs, quelques poèmes aveuglants qui font porter en nous le vent violent de sa mémoire. Et nous souvenir de ce météore noir que certains ont appelé René Daumal.


Traces de Daumal

Quelques traces.

René Daumal né un certain 16 mars dans les Ardennes et mort de tuberculose à trente-six ans, le 21 mai 1944 à Paris.

Il ne reste qu’un sillage de feu derrière lui et beaucoup de ses écrits ne paraîtront qu’après sa mort.

Désapprendre à rêvasser, apprendre à penser, désapprendre à philosopher, apprendre à dire, cela ne se fait pas en un jour. Et pourtant nous n'avons que peu de jours pour le faire. (Préface de Contre-ciel).

daumal

René Daumal aura utilisé son passage terrestre à se libérer de la gangue du réel oppressant, pour retrouver l'ascèse, la pureté de simplement dire. Il aura tenté bien des voies.

La mystique hindoue sera une des réponses. Le recueil « Contre-ciel » de 1936, l’aboutissement.

D’autres sauront écrire sa vie américaine, ses désillusions, sa grande pauvreté, son étude frénétique du sanskrit, et sa cohabitation avec la tuberculose, lui qui a tant invoqué et évoqué la mort. Il connaîtra « sa montagne magique » dans les Alpes au Pelvoux, sa misère à Allauch près de Marseille, sa fuite à Passy près de Paris.

Sans plaintes, sans rancœurs, il avance vers sa lumière, lui qui se savait le père et la mère de sa mort. Il assumait le prix de celui qui a jeté la guerre sainte en lui.

Et « Le Mont Analogue » ne sera pas achevé.

Voici cent ans qu'il est né et nous osons encore nommer son ombre. Une poignée seulement de ses poèmes nous parle encore, la plupart restant hautains et énigmatiques, et nous ne pouvons pas suivre « le père mot » qu'il marmonne.

Mais son cri « qui a soif me suive ! » sonne toujours comme souffle de liberté, parole ce celui qui voulait que nous osions « vivre pour nous ». René Daumal demeure en suspens, difficile à admettre et à comprendre, souvent nié.

Son aventure spirituelle est celle d'une boule de feu. Sa trace poétique est contenue tout entière dans un seul recueil poétique, Le Contre-ciel.

C'est par ce chemin, et par ce chemin seul que nous allons vers lui au risque de le trahir complètement. Ce sont les « mots-sanglots »de celui qui ne pouvait ni aimer ni vivre dans le mensonge.

« Mais pour cela, il faut partir comme moi, en délaissant tous les biens de ce monde, en n'emportant que le strict nécessaire » Presque aucun n’aura eu ce courage. Et nous sommes perdus dans la Grande Beuverie. Lui est ailleurs et nous dit que « notre vie s’en va en pure perte », par manque des saveurs, par manque de courage, par manque de poésie. « La poésie est une parole dont l’essence est la saveur » (texte sanskrit).

La lecture de René Daumal est souvent oppressante. La mort, les morts, y rôdent partout. Un œil cruel nous regarde. Les nuits de terreur passent dans ses mots, et le noir du noir de la nuit est tangible : « La véritable nuit est dans le cœur des fleurs, des grandes fleurs noires qui ne s’ouvrent pas ». Il passe des appels étouffants à la mort physique dans ses textes :

Je suis mortel ! Mortel ce que j'aime en ton nom !

Mais le jour de ma mort est interminable. (A la néante).

La poésie de Daumal est une rencontre inquiétante entre la lave en fusion d'envolées et la glaciation voulue de mots secs et laconiques. Ce chaud et froid constant met mal à l'aise. Entre une ironie féroce et un lyrisme transcendant la ligne de crête est rude.

Lire Daumal est toujours à la pointe du trouble. Comment ne pas suivre ses idées et ses dogmes et être foudroyé par certains poèmes ? Poésie ou chemin initiatique ?

Ne retenir que la flamme et laisser l'ésotérisme ?

Le risque de croire aimer Daumal sans le comprendre est immense et tous nous y succombons. Comment aimer le poète sans aimer le prophète ?

La nuit de vérité nous coupe la parole.(Nénie)

Étrange et vénéneux dans sa transparence, René Daumal trouble les pistes entre fulgurances poétiques et philosophie exigeante. Il est le lieu de tous les malentendus. Il reste à découvrir par de-là son obscurité voulue.

René Daumal a voulu « sortir de la cage », par magies, par poisons, par rêves et sagesse antique de divinités. Il a refusé la dictature du réel. Car lui croyait savoir la ligne directe où aller sans « tromperies ni complices ». Initié, il voulait initier en acceptant de tuer la poésie en lui.

Il avait énoncé les dernières paroles du poète et il laissait derrière lui cette semence.

Son dernier cri ne sait pas encore reposer sur notre terre. Cet archange du désespoir nous trouble car il nous apostrophe, nous l’avons pourtant pendu dans notre passé, mais il a dit le mot malgré tout.

« Faites que je vive et moi, je vous ferai retrouver la parole » (les dernières paroles du poète).

Sans doute n’avons-nous pas su le faire vivre parmi nous et nous avons perdu la parole.

Visible, nous le verrions le poète ; voyant, il nous verrait ; et nous pâlirions dans nos pauvres ombres, nous lui en voudrions d'être si réel, nous les malingres, nous les gênés, nous les tout-chose. (Poésie noire, poésie blanche).

Gil Pressnitzer




Choix de textes


Après

Je vais renaître sans cœur,

toujours dans le même univers,

toujours portant la même tête,

les mêmes mains,

peut-être changées de couleurs,

mais cela même ne me consolerait point.

Je serai cruel et seul

et je mangerai des couleuvres

et des insectes crus.

Je ne parlerai à personne,

sinon en paroles d’insectes

ou de couleuvres nues,

en mots qui vivront et riront malgré moi.

Le Contre-Ciel, Poésie/Gallimard


Il suffit d'un mot

Nomme si tu peux ton ombre, ta peur

et montre-lui le tour de sa tête,

le tour de ton monde et si tu peux

prononce-le, le mot des catastrophes,

si tu oses rompre ce silence

tissé de rires muets, — si tu oses

sans complices casser la boule,

déchirer la trame,

tout seul, tout seul, et plante là tes yeux

et viens aveugle vers la nuit,

viens vers ta mort qui ne te voit pas,

seul si tu oses rompre la nuit

pavée de prunelles mortes,

sans complices si tu oses

seul venir nu vers la mère des morts -

dans le cœur de son cœur ta prunelle repose -

écoute-la t’appeler : mon enfant,

écoute-la t’appeler par ton nom.

Le Contre-Ciel, Poésie/Gallimard


Triste petit train de vie

Celle qui pourrit dans mon cœur

c'est la lueur qui se nourrit des peurs

qui rôdent chantant le malheur,

en haut, en bas, toujours.

Nuit sur la nuit, c'est fête, enfonçons-la

détresse

sous l'ouate d'une joie épaisse;

nuit sur la nuit, c'est la faiblesse

du cœur brisé

La pourriture est dans mon souffle et ce

vent

c'est le siffleur fascinant, c'est la dent,

c'est le goût de saumure de ce gouffre avant

la fuite en bas.

Plaie du jour à mon flanc !

la nuit, c'est mon sang

qui s'enfuit par ce trou blanc,

soleil qui me baigne jusqu'au petit matin,

m'ôte la faim

au petit matin de ma fin,

personne n'entend, personne,

personne ne tend la main,

je suis l'aiguille,

l'aiguille dans le tas de foin,

le foin sans fin, l'étouffeur à la fin...

personne ne vient, personne ne pleure,

sauf toujours la même, la terreur.

Le Contre-Ciel, Poésie/Gallimard


La désillusion

Blanc et noir et blanc et noir,

attention, je vais vous apprendre à mourir,

fermez les yeux, serrez les dents,

clac ! vous voyez, ce n'est pas difficile,

il n'y a là rien d'étonnant.

Je vous parle sans passion,

noir et blanc et noir et blanc,

clac ! vous voyez qu'on s'y fait vite,

je vous parle sans amour,

et pourtant vous savez bien...

-il faut être évident jusqu'à l'absurde -

Blanc et noir et blanc et noir et noir et blanc,

si nos âmes échangeaient leurs corps,

il n'y aurait rien de changé,

alors ne parlez plus de corps ni d'âmes.

Blanc, noir, clac ! c'est la seule chose

qu'ensemble nous pouvons comprendre,

(mais n'est-ce pas qu'il n'y a là rien de tragique ?)

Je vous parle sans passion

blanc, noir, blanc, noir, clac,

et c'est mon éternel cri de mourant,

ce cri blanc, ce trou noir...

Oh ! Vous n'entendez pas,

vous n'existez pas,

je suis seul à mourir.

Le Contre-Ciel, Poésie/Gallimard


Frères, vous pullulez, vous vous entroupez, vous vous encroûtez.

Bientôt les caves seront à sec et que deviendrons-nous ? Les uns crèveront lamentablement, les autres se mettront à boire d'infâmes potions chimiques. On verra des hommes s'entre-tuer pour une goutte de teinture d'iode. On verra des femmes se prostituer pour une bouteille d'eau de Javel. On verra des mères distiller leurs enfants pour en extraire des liqueurs innommables.

Cela durera sept années. Pendant les sept années suivantes, on boira du sang. D'abord le sang des cadavres, pendant un an. Puis le sang des malades, pendant deux ans. Puis chacun boira son propre sang, pendant quatre ans. Pendant les sept années suivantes, on ne boira que des larmes et les enfants inventeront des machines à faire pleurer leurs parents pour se désaltérer.

Alors il n'y aura plus rien à boire et chacun criera à son dieu :

« rends-moi mes vignes ! » et chaque dieu répondra : « rends-moi mon soleil ! », mais il n'y aura plus de soleils, ni de vignes, et plus moyen de s'entendre.

« Des soleils et des vignes, il y en a encore. Mais sans soif, on ne fait plus de vin. Plus de vin, on ne cultive plus les vignes. Plus de vignes, les soleils s'en vont : ils ont autre chose à faire que de chauffer des terres sans buveurs, ils se diront : allons maintenant vivre pour nous. Cela, le voulez-vous ?

- Non ! gronda l'auditoire.

- Avez. vous soif ?

- oui ! confessa l'auditoire.

- Eh bien, allons aux vignes ! Mais pour cela, il faut partir comme moi, en délaissant tous les biens de ce monde, en n'emportant que le strict nécessaire.

Qui a soif me suive !

La Grande Beuverie Gallimard


...Poètes, vous êtes, nous sommes honteux - ou trop fiers

- de nos corps blanchis, civilisés, trop bien élevés. Sans

quoi vous bondiriez, nous bondirions dans la ronde,

hurlant notre stupeur de vivre, ici, sur ce boulevard, nous

recommencerions le signe de la folie tournante, la vieille

Danse, le premier et le plus pur poème.

Toujours tourne la ronde sauvage en couronne dans la

mémoire de nos têtes; toujours tourne le plus poignant

des souvenirs de l'immémorable enfance, tourne le chant

dans notre tête, et notre piétinement sur la piste des

ancêtres, le chant de notre retour circulaire au centre

unique et immobile de la ronde, le chant du savoir

absurde que nous savons, le chant de notre amour,

le chant, la danse de notre mort -

toujours dans la mémoire de nos têtes...

Le Contre-ciel -Clavicules d'un grand jeu poétique - Gallimard


Je suis mort parce que je n'ai pas le désir ;

Je n'ai pas le désir parce que je crois posséder ;

Je crois posséder parce que je n'essaie pas de donner ;

Essayant de donner, je vois que je n'ai rien ;

Voyant que je n'ai rien, j'essaie de me donner ;

Essayant de me donner, je vois que je ne suis rien ;

Voyant que je ne suis rien, j'essaie de devenir ;

Essayant de devenir, je vis.

****


Préface du Grand Jeu


En 1924, les simplistes, quatre jeunes gens (Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal, Roger Vaillant, Robert Meyrat) commencèrent à arpenter la frontière, le territoire qui réuni les antagonismes : le réel.

Ils poursuivirent le chemin choix né de la volonté de réaliser le rêve, de la foi en l'impossible, et de l'espoir absolu [Ce père du rire qui se cache au-delà du désespoir.].

Ils entreprirent la traversée de l'Abîme.

Ils mirent à mort le Moi pour libérer le Mot.

Ils flirtèrent avec la mort par ascèse, asphyxie, noyade, narcose, inhalation de vapeur de tétrachlorure de carbone, étudièrent les procédés de dépersonnalisation, les drogues, la vision extra-rétinienne, la voyance et la médiumnité...

Près à toutes expérimentations permettant d'atteindre l'omnipotence originelle, afin de rejoindre

la Vie. (Leur amante sous le masque de la mort)





Bibliographie


Le Contre-Ciel (1936).

La Grande Beuverie (1938).


Œuvres posthumes

Le Mont analogue (1952, nouvelle édition 1981).

Chaque fois que l'aube paraît (1953)

Poésie noire, poésie blanche (1954).

Lettres à ses amis (1958).


daumal