lundi 25 mai 2009

Sin Sin Ming


Un maître Tch'an

« Si l'œil ne dort pas… »

Sin Sin Ming

(Écrit sur le cœur de la confiance)

Le Sin Sin Ming est souvent attribué à Seng Ts'an (520-602), le troisième patriarche Tch'an chinois, mais plusieurs experts estiment plutôt qu'il a été écrit au VIIIe siècle. Ce texte est tout empreint de l'esprit du bouddhisme Tch'an, qui a rétabli de manière tout à fait originale le cœur de la grande Tradition, de la voie directe.

La voie enseignée par le Grand Silencieux — le Bouddha — en Inde au VIe siècle av. J.-C., a subi à travers les siècles, comme tout enseignement qui se démocratise, des distorsions et des altérations considérables en devenant du « bouddhisme » : moralisme tatillon du Hinayâna (le Petit Véhicule), sentimentalisme et spéculations inutiles du Mahâyâna (Grand Véhicule), récupération de la figure du Bouddha par l'hindouisme (qui en fait un avatar de Vishnou) et, plus tard, fantaisies réincarnationnistes, encombrements inutiles et ritualisme du bouddhisme tibétain.

Le Tch'an s'en tient à une tranchante et noble verticalité, sans jamais laisser s'émousser la virilité spirituelle, mais sans non plus se raidir comme le fera sa transmission au Japon, le Zen. Bien sûr, le Tch'an chinois émane également le parfum du Taoïsme.


Sin Sin Ming

La grande Voie n'est pas difficile,
il suffit d'éviter de choisir.
Si vous êtes libre de la haine et de l'amour,
elle apparaît en toute clarté.

S'en éloigne-t-on de l'épaisseur d'un cheveu,
un gouffre sépare alors le ciel et la terre.
Si vous voulez la trouver,
Ne tentez pas de suivre ni de résister.

La lutte entre le pour et le contre,
voilà la maladie du cœur !
Ne discernant pas le sens profond des choses,
vous vous épuisez en vain à pacifier votre esprit.

Perfection du vaste espace,
il ne manque rien à la Voie, il n'y a rien de superflu.
En recherchant ou en repoussant les choses,
nous ne sommes pas en résonance avec la Voie.

Ne pourchassez pas le monde soumis à la causalité,
ne vous perdez pas non plus dans un vide de phénomènes !
Si l'esprit demeure dans la paix de l'Unique,
cette dualité disparaît d'elle-même.

En cessant d'agir pour trouver la tranquillité,
celle-ci ne sera qu'un surcroît d'agitation.
Recherchant le mouvement ou le repos,
comment pourrions-nous connaître l'Unique ?

Quand on ne comprend pas la non-dualité de la Voie,
le mouvement et le repos sont faux.
Si vous repoussez le phénomène, il vous engloutit ;
si vous poursuivez le vide, vous lui tournez le dos.

À force de paroles et de spéculations,
nous nous éloignons de la Voie.
Coupant court aux discours et aux réflexions,
il n'est point de lieu où nous ne puissions pénétrer.

Revenir à la racine, c'est retrouver le sens ;
courir après les apparences, c'est s'éloigner de la Source.
Dans l'instant, en retournant notre regard,
nous dépasserons le vide des choses du monde.

Si le monde paraît changer,
c'est à cause de nos vues fausses.
Inutile de rechercher la vérité,
abandonnez seulement les vues fausses.

Ne vous attachez pas aux vues duelles,
veillez à ne pas les suivre.
À la moindre trace de bien ou de mal,
l'esprit s'embrouille dans les complexités.

La dualité n'existe que par rapport à l'Unité ;
ne vous attachez pas à l'Unité.
Pour un esprit qui ne fabrique pas,
les dix mille choses sont inoffensives.

Si une chose ne nous trouble pas, elle est comme inexistante ;
si rien ne se produit, il n'y a pas d'esprit.
Le sujet disparaît à la suite de l'objet ;
l'objet s'évanouit avec le sujet.

L'objet est objet par rapport au sujet ;
le sujet est sujet par rapport à l'objet.
Si vous désirez savoir ce que sont ces deux entités,
sachez qu'à l'origine elles sont vides de substance.

Dans ce vide unique, les deux se confondent
et chacune contient les dix mille choses.
N'essayez pas de distinguer le subtil du grossier ;
comment prendre parti pour ceci contre cela ?

L'essence de la grande Voie est vaste ;
il n'y a rien de facile, rien de difficile.
Les vues restreintes sont hésitantes et méfiantes ;
plus on pense aller vite, plus on va lentement.

Si nous nous attachons à la grande Voie, nous perdons la justesse ;
dans l'intention, nous nous engageons sur un chemin sans issue.
Laissez-la aller et toutes choses suivront leur propre nature ;
l'essence ne se meut pas ni ne demeure en place.

Écoutez la nature des choses et vous serez en accord avec la Voie,
libre et délivré de tout tourment.
Lorsque nos pensées sont fixées, nous tournons le dos à la vérité ;
nous nous embrouillons et sombrons dans le malaise.

Ce malaise fatigue l'âme :
à quoi bon fuir ceci et rechercher cela ?
Si vous désirez suivre le chemin du Véhicule unique,
N'ayez aucun préjugé contre les objets des six sens.

Quand vous ne les repousserez plus,
alors vous atteindrez l'illumination.
Le sage ne poursuit aucune tâche ;
le sot s'entrave lui-même.

Les choses sont dépourvues de distinctions ;
c'est notre attachement qui leur en confère.
Vouloir comprendre et utiliser l'Esprit,
n'est-ce pas là le plus grand de tous les égarements ?

L'illusion engendre tantôt le calme, tantôt le trouble ;
l'illumination détruit tout attachement et toute aversion.
Toutes les oppositions
viennent de la pensée.

Rêves, illusions, fleurs de l'air,
pourquoi s'exténuer à vouloir les saisir ?
Gain, perte, vrai et faux
disparaissent en un instant.

Si l'œil ne dort pas,
les rêves s'évanouissent d'eux-mêmes.
Si l'esprit ne se prend pas aux différences,
les dix mille choses ne sont qu'une unique Réalité.

En nous donnant au mystère des choses en leur réalité unique,
nous oublions le monde de la causalité.
Lorsque toutes les choses sont considérées avec équanimité,
elles retournent à leur nature originelle.

Ne cherchez pas le pourquoi des choses :
vous éviterez ainsi de tomber dans le monde des comparaisons.
Lorsque la tranquillité se meut, il n'y a plus de mouvement ;
Lorsque le mouvement s'arrête, il n'y a plus de tranquillité.

Les frontières de l'Ultime
ne sont pas gardées par des lois.
Si l'esprit est illuminé par l'identité,
toute activité cesse en lui.

Une fois les doutes balayés,
la vraie confiance luit, forte et droite.
Rien à retenir,
rien à se remémorer.

Tout est vide, rayonnant et lumineux par soi-même :
n'épuisez pas les forces de votre esprit.
L'Incomparable n'est pas mesurable par la pensée,
la Connaissance est insondable.

Dans la Réalité telle qu'elle est,
il n'y a ni autrui ni soi-même.
Si vous désirez vous y accorder,
une seule parole possible : non-deux !

Dans la non-dualité, toutes choses sont identiques,
il n'est rien qui ne soit en elle.
Les visionnaires en tous lieux
y ont accès ainsi.

Le principe est sans hâte ni retard ;
un instant est semblable à des milliers d'années.
Ni présent ni absent
et cependant partout devant vos yeux.

L'infiniment petit est comme l'infiniment grand,
dans l'oubli total des objets.
L'infiniment grand est pareil à l'infiniment petit,
lorsque l'œil n'aperçoit plus de limites.

L'existence est la non-existence,
la non-existence est l'existence.
Tant que vous ne l'aurez pas compris,
vous demeurerez agités.

Une chose est à la fois toutes choses,
toutes choses ne sont qu'une chose.
Si vous pouvez seulement saisir cela,
il est inutile de se tourmenter au sujet de la connaissance parfaite.

L'esprit de confiance est non duel ;
ce qui est duel n'est pas l'esprit de confiance.
Ici les voies du langage s'arrêtent,
car il n'est ni passé, ni présent, ni futur.


Cette version française du Sin Sin Ming est inspirée de la belle traduction de L. Wang et J. Masui (revue par le professeur P. Demiéville du Collège de France) telle qu'elle apparaît en pages 205-209 de l'ouvrage Tch'an - Zen : Racines et floraisons, numéro 4 de la nouvelle série de la collection Hermès, éditions Les Deux Océans, Paris, 1985. Certains passages ont été empruntés à la traduction de Daniel Giraud dans Seng Ts'an : Hsin Hsin Ming, traité de spiritualité Ch'an du VIe siècle, éditions Arfuyen, Paris, 1992, ISBN 2-908825-19-8.

Source : Jean Bouchart d'Orval

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