vendredi 24 juin 2011

Jean Bouchard d'Orval



 








On parle beaucoup de notre époque comme d'un âge des ténèbres et ça m'agace un peu, parce que l'homme ne s'est jamais si bien porté et que sur un plan planétaire la démocratie a gagné beaucoup de terrain au XXe siècle.


L'idée de démocratie a peut-être progressé au XXe siècle, mais qu'en est-il de nous? Sommes-nous vraiment plus en paix qu'il y a un siècle ou un millénaire? Le fait de «bien se porter» a-t-il amené un questionnement plus profond? La sagesse et la liberté n'ont rien à voir avec la démocratie ou quelque régime que ce soit. L'immense majorité des sages de l'humanité — ces êtres vraiment libres — ont historiquement vécu sous des régimes non démocratiques. Ce que nous sommes, personne ne peut l'interdire, personne ne peut l'améliorer.


Les chefs des grands pays occidentaux, le président américain en tête, se réfèrent à l'effort pour établir la démocratie comme système de gouvernement partout sur terre. On croirait presque que la démocratie est devenue le but de la vie sur terre. Il ne vient à l'idée de personne d'examiner, ne serait-ce qu'une fois dans sa vie, ce concept universellement martelé dans les cerveaux et qu'on ne voit même plus, un peu comme le mobilier de sa chambre devenu trop familier. Le mode démocratique de gouvernement est-il un bien absolu? Que cherche l'homme au juste? N'est-ce pas bien plus la liberté que la démocratie? Au point où nous en sommes, la plupart des gens croient que les deux sont la même chose. Or, c'est cela qu'il convient de contester, cette identité établie entre démocratie et liberté. La démocratie signifie-t-elle la liberté, la paix, le bonheur? Un régime non démocratique signifie-t-il nécessairement l'asservissement, la violence et le malheur?


Vous n'allez pas nous dire que la dictature a fait le bonheur des êtres humains au XXe siècle…


Les voyous auxquels vous faites référence n'ont fait qu'incarner la violence de leurs concitoyens. Hitler est arrivé au pouvoir en respectant les règles du jeu d'une démocratie constituée. C'est simplement qu'il n'appréciait pas beaucoup l'incertitude en temps d'élection et il a donc mis au point un système électoral impeccable, à l'abri de toute surprise… Il a continué sur la voie que nous connaissons parce que ses concitoyens ne s'y sont pas opposés sérieusement. Mais c'était voulu par les dieux. C'est pour cela aussi que les pays européens lui ont laissé le champ libre pendant si longtemps et que Churchill prêchait dans le désert durant les années trente. Dans leur mollesse et leur naïveté, les démocraties occidentales incarnaient la volonté des dieux!


Démocratie et pouvoir personnel sont des notions bien relatives et fragiles. On pourrait dire, jusqu'à un certain point, qu'une royauté ou une dictature ne peut se maintenir que grâce au bon vouloir de la population. On a vu cela lors de la révolution française. D'autre part, la démocratie n'est qu'une forme faible et inefficace de dictature, périodiquement sanctionnée par des masses inertes et abruties par le matraquage de discours et de slogans conçus pour des êtres humains d'âge mental ne dépassant pas dix ans. Une fois élu, chaque chef de démocratie tente par tous les moyens légaux — parfois illégaux — de déjouer le système afin de pouvoir mieux gouverner. C'est évident. Ce système est perçu comme un obstacle pour ceux qui exercent le pouvoir. Voyez-le. Tout en prêtant serment de servir et protéger la constitution américaine, le Président rêve silencieusement de l'abroger afin d'avoir les mains libres. Car le Président a des chaînes plein les mains. La démocratie c'est un peu théorique et ça peut mener à des excès.


Que voulez-vous dire?


Il s'avère qu'à l'usage les régimes démocratiques sont en train de devenir de véritables caricatures. Il n'y a plus de véritables chefs. On ne gouverne plus; on navigue à qui mieux mieux, au gré des sondages d'opinions, afin de remporter les prochaines élections, qui sont toujours dans l'air et donnent le ton sans arrêt. Comme d'habitude, c'est aux États-Unis que le phénomène est extrême. On voudrait faire la guerre, mais on n'est pas prêt à accepter de perdre plus de deux ou trois soldats, préférablement lors d'un accident de la route ou à l'entraînement. On voudrait dépolluer l'Amérique, mais il faut à tout prix s'assurer tel ou tel gros état industriel aux prochaines élections et on ne doit donc pas se mettre à dos le sénateur, lui-même pris en otage par les gros pollueurs. C'est ainsi que les pluies acides continuent de tomber sur nos beaux érables canadiens… Pris en étau entre les sondages d'opinions, les puissants bailleurs de fonds des campagnes électorales et les lobbies (et c'est tout cela qui se reflète dans les luttes interminables entre la Maison Blanche et le Congrès) le Président est devenu une figure pathétique, une véritable icône de l'impuissance démocratique moderne.


Oui, peut-être. Mais ici?


Au Canada, on a beau se plaindre que le Premier Ministre gouverne sans consulter par les temps qui courent, mais c'est à la surface. Le Premier Ministre canadien, comme tous ses collègues des démocraties occidentales, consulte sans arrêt: il ne fait rien sans connaître les sondages d'opinions. D'ailleurs, il ne fait rien. Il suit. La population, elle, suit ce qu'elle entend répéter et qu'elle finit par accepter et trouver naturel. Le monde de l'information et de l'opinion se gargarise de mots, mais en s'assurant bien de toujours demeurer le cadre de la décence officielle et de l'insignifiance générale. Voyez que ce ne sont pas tant les personnages en place actuellement qui sont en cause, ni ceux avant, ni ceux après. Ce n'est pas le Canada non plus, ni la France, ni la Grande-Bretagne.


Tout le monde suit. Tout le monde veut être certain de penser comme tout le monde mais, si possible, d'être le premier à le dire. La pensée n'est plus que citation et l'action fuite en avant. Courage, fuyons! Le système tourne à vide. C'est cela la démocratie: un monumental gaspillage de temps, de ressources et d'énergie. Mais on n'a pas à tenter de changer cela. Il n'y a actuellement pas mieux que la démocratie: c'est exactement ce qui convient à notre époque dégénérée. Il faut laisser la vague venir s'échouer sur le rivage, ce qui ne devrait tarder désormais. Je ne dis pas que nous ne devrions pas vivre en démocratie ou que les régimes démocratiques vont nécessairement s'effondrer, comprenez-moi bien. Je dis que nous sommes obnubilés par ce concept de démocratie, au point de nous faire oublier que la vie n'est pas démocratique. La crise qui s'en vient va remettre peut-être en question notre confusion.


Que voulez-vous dire par «la vie n'est pas démocratique»?


Quand l'être humain veut vraiment accomplir quelque chose qui lui tient à cœur, il ne propose pas un référendum ni un vote à main levé; il le fait. C'est pour cela que les démocraties se donnent des pouvoirs plus ou moins dictatoriaux en temps de guerre sérieuse; ce n'est pas nouveau, les Grecs et les Romains le faisaient déjà il y a 2500 ans. C'est pour cela que les entreprises privées, du moins celles qui survivent et qui prospèrent, sont menées de main de fer par l'autorité d'un seul. C'est pour cela qu'un général ne tient pas d'élection et ne regarde pas les sondages d'opinions quand il établit son plan de bataille. Quand on estime que les enjeux comptent vraiment et qu'il n'y a pas de temps à perdre, la démocratie est joyeusement jetée aux orties! Pourquoi cela? Parce qu'en soi la démocratie n'est pas naturelle et qu'elle ne reflète pas la vie; elle reflète la torpeur du mental humain.


La vérité n'est pas démocratique et le dynamisme de la vie n'a pas sa source dans le multiple. Peut-on imaginer Jésus, Moïse ou Bouddha tenant un référendum sur la vérité? Même les vérités relatives ne sont pas démocratiques: Newton, Einstein, Bach, Mozart et Cie n'ont pas pris de votes à main levée pour trouver ce qu'ils ont trouvé…


«Un seul en vaut dix mille pour moi, s'il est le meilleur.
Il faudrait vraiment que les hommes épris de sagesse soient les juges de la multitude.»
Héraclite


La lumière ne vient pas du nombre, mais de la lumière. Une multitude d'ignorants ne remplacent pas un seul qui a cessé de dormir. Dans toutes les sphères de l'activité humaine, ce sont les «meilleurs» qui sont tout. L'historien romain Salluste nous dit, au début de son œuvre: «En lisant les récits des grandes actions que le peuple romain accomplit dans la paix comme dans la guerre, j'eus envie de rechercher quel ferment avait pu donner naissance à de pareils miracles (…) Et il m'apparut nettement que seule la valeur hors pair d'une poignée de citoyens était à l'origine de tout.»


En soi, la démocratie ne constitue absolument pas une amélioration sur la royauté ou autre forme de gouvernement autocratique. Dans les temps modernes, nous en sommes simplement réduits à la démocratie.


Nous avons une idée très naïve et simpliste de l'évolution des sociétés sur terre. L'idée moderne, en ce domaine, est que l'humanité a évolué de façon ininterrompue à partir d'une époque barbare vers les temps modernes civilisés, que nos sociétés démocratiques modernes constituent un grand pas en avant pour l'humanité et que l'évolution est à la veille de culminer, lorsque toutes les nations auront des gouvernements démocratiques. Je n'ai rencontré que très peu de gens capables de questionner ces idées reçues. Pourtant, les indices ne manquent pas pour indiquer que l'humanité a pu connaître autre chose que la barbarie dans le passé. Il conviendrait que l'homme moderne s'intéresse davantage aux sociétés traditionnelles.


Ce qui caractérise le mieux une société dite traditionnelle, c'est que «ce qui se trouve au-delà de la vie aussi bien que de la mort 1» donne le ton. L'autorité, les lois, les institutions, tout est inspiré de la vision de l'Unique. Cela n'a bien sûr rien à voir avec certains états modernes qui imposent une religion comme loi. Une société traditionnelle est fondée sur l'Être et non sur le devenir. Il n'existe pas de hasard pour l'homme de la Tradition. Chacun accomplit sa tâche dans le cadre d'un espace social bien défini, qui est fondé non sur l'injustice et la violence, mais sur la connaissance de l'Unique dans sa diversité. L'homme moderne regarde de très haut le système des castes de l'Inde traditionnelle. Celui-ci ne veut certes plus dire grand-chose dans l'Inde d'aujourd'hui, mais autrefois il fonctionnait bien car il reflétait une réalité profonde. Nos sociétés démocratiques et égalitaires sont pourtant loin d'être exemptes de castes qui, elles, sont fondées sur la violence, car depuis longtemps l'Unique y a été perdu de vue.


Dans la société traditionnelle, la royauté et l'autorité sont d'inspiration et de droit divins: le roi est un initié, un consacré. Nous avons beaucoup d'indices à ce sujet: les premiers rois d'Israël, les pharaons d'Égypte, les premiers rois de la Grèce, les rois de l'Inde traditionnelle, de la Chine traditionnelle, etc. Ces manifestations de la royauté sont déjà tardives, mais il reste que la royauté divine incarne une présence vivante tout à fait non mondaine. Ceci ne veut pas dire que sur le terrain, dans les affaires courantes ou mondaines, le souverain ne consulte pas. Au contraire, les grands souverains ont toujours su s'entourer de grands conseillers, qui sont à l'origine des grands gouvernements.


«J'ai déclaré ce Yoga impérissable à Vivashvat; Vivashvat l'a enseigné à Manu; Manu l'a passé à Ikshvaku.
C'est ainsi que par succession les roi-sages l'ont obtenu. Mais avec le temps, ce Yoga est tombé dans l'oubli sur terre ô Parantapa!»
Bhagavad Gita IV, 1-2


Mais l'histoire montre que ces sociétés traditionnelles étaient loin d'être des modèles…


Ce que nous appelons la période historique, celle qui commence à être documentée par des textes écrits, marque la dégénérescence des sociétés traditionnelles et ce mouvement descendant tend à toucher le fond du baril dans les temps modernes. Les royautés que nous connaissons de l'histoire ne sont déjà plus que de grossières caricatures de la véritable royauté des sociétés traditionnelles. Les royautés modernes sont fondées sur l'habitude et les dictatures modernes sur le calcul, la ruse politique et la violence. Les deux constituent des usurpations. C'est d'ailleurs parce que l'Unique a été perdu de vue que les familles royales sont devenues vulgaires, dans tous les sens du mot, et que les têtes sont tombées. La chute des Habsbourg en Autriche-Hongrie, la destruction des Romanov en Russie et la chute libre du prestige de la famille Windsor au Royaume-Uni viennent accentuer de façon pathétique le long et inexorable déclin amorcé il y a des milliers d'années. Quand un souverain n'impose pas un respect véritable par sa seule présence, c'est qu'il est indigne de régner.


La royauté véritable et l'autorité naturelle sont fondées sur la virtus, mot que les Romains utilisaient pour désigner quelque chose de beaucoup plus profond que ce que «vertu» signifie aujourd'hui. La virtus pourrait s'apparenter à ce que le mot sanskrit vîrya désigne: l'énergie héroïque éclairée par la lumière de la vérité. Ce que nous nommons vertu de nos jours est une affaire de morale, quand ce n'est pas une simple histoire de paraître. Voyez ce qui se passe en Amérique… Mettre l'accent sur la morale, l'éthique et les codes de comportement tatillons est un aveu de faiblesse, un symptôme d'indigence spirituelle. La bonne conduite, si vous me pardonnez cette horrible expression, est un signe de la virtus, non sa cause. La virtus n'est pas démocratique: c'est le haut qui éclaire le bas et non l'inverse. C'est la grâce qui permet à l'homme d'agir et de faire des efforts, ce ne sont pas les «efforts» qui amènent la grâce. C'est la lumière de la conscience qui éclaire «l'objet» et non l'inverse. Bref, c'est Dieu (la lumière consciente) qui connaît Dieu (l'objet); tant qu'on se perçoit comme un homme, on ne peut connaître Dieu, ni dans ses formes ni dans sa vérité absolue. Car «autre que Lui n'est pas».


«Pour les hommes, c'est impossible [d'être sauvé]. Mais pour Dieu, tout est possible.»
Jésus (Matthieu 19, 26)


Sur le plan religieux, autrefois, le pontifex était celui qui, littéralement, était «le constructeur de ponts», «le faiseur de voies», entre le divin et l'humain. On ne devenait pas pontife suite à une campagne électorale et grâce à des marchandages mondains; on l'était surtout par sa capacité de refléter le Divin. Aujourd'hui «souverain pontife» désigne quelque chose qui s'inscrit dans la caricaturale lignée des sacerdoces artificiels des derniers siècles et millénaires. À plusieurs endroits, dans les Évangiles, on fait remarquer combien les foules étaient frappées par l'enseignement de Jésus et combien celui-ci parlait avec autorité. Les représentants des sacerdoces humains, c'est-à-dire fabriqués par la pensée frileuse de l'homme, ont-ils ce genre d'autorité naturelle?


Pour en revenir à la démocratie, l'idée n'est pas ici de suggérer le retour de structures passées et de combattre les institutions démocratiques actuelles. La démocratie n'est pas une cause de la dégénérescence, elle en est une conséquence. Elle est un aveu de faiblesse de l'homme moderne. Pour qu'une société traditionnelle soit viable, il faut que le souverain dispose de l'autorité naturelle que confère une consécration authentique et qu'une large partie de ses membres sachent la reconnaître et la respecter. En ce sens, la démocratie était inévitable.


Les dirigeants des démocraties ne voient jamais qu'à court terme: l'horizon limité de leur réélection. Dépourvus de toute clairvoyance, de moins en moins capables d'inspirer le peuple, les ternes chefs de cette fin de millénaire sont devenus les esclaves dociles de la volonté de plaire, consacrant et achevant le nivellement par le bas amorcé il y a longtemps. La méfiance et le mépris généralisés dont ils sont l'objet à la fin du XXe siècle est le juste salaire de la vulgarisation de l'autorité. Depuis longtemps en Occident (et toute la terre est occidentale aujourd'hui), il n'y a plus de vrai chef, parce qu'il n'y a plus d'homme véritable et qu'il n'y a plus de femme véritable. L'homme ne se connaît pas en tant qu'Unique, c'est pourquoi n'importe quel système moderne est voué à la misère.


La démocratie moderne est un symptôme que quelque chose de fondamental est à revoir en l'homme et dans ses croyances. C'est cela qui est la bonne nouvelle. Nous n'avons ni à prévenir ni à hâter la perte de ce système fondé sur la prétention et l'inconscience: il court lui-même à sa ruine, ou plutôt à sa transformation. Il ne faudra pas trop larmoyer sur la disparition d'un mode de vie fondé sur l'avoir, le devenir et le paraître. Ce n'est pas vraiment la démocratie elle-même qui est déficiente (car, comme nous le disions, c'est un concept largement théorique), ce sont les dormeurs.


Derrière la farce démocratique se profile une vision déficiente, qui se traduit par un profond et douloureux manque de confiance en la vie et par l'illusion du choix. L'homme ordinaire évolue dans un univers de pensées colorées par de lancinantes alternatives. L'homme humble et lucide n'a pas le choix. D'ailleurs, il n'est pas là: il n'y a que la liberté.


La liberté ne consiste-t-elle pas à pouvoir choisir?


Tant que vous ne voyez pas que toutes vos pensées sont conditionnées, vous dormez. Quand vous avez cessé de dormir, vous n'êtes plus là, ni pour dormir, ni pour vous éveiller et certainement pas pour choisir. Vous êtes la Vie. Les alternatives relèvent de la pensée, mais vous êtes libre de cela. Voyez-le.


Est-ce de cette façon que nous pourrons changer la société afin qu'elle reflète davantage de tolérance?


Nous pourrons changer la société intolérante en tolérant la société telle qu'elle est! Pourquoi voulez-vous changer la société? Pourquoi ce programme?


Mais n'y a-t-il pas encore tellement d'injustices partout, même dans les pays riches?


Mais qu'en savez-vous vraiment? Comment savez-vous que ce qui arrive est injuste? Où avez-vous appris cela? Vous avez entendu ce slogan et vous le répétez; tout le monde le répète. Mais comment pouvez-vous vraiment savoir ce qui est juste et ce qui ne l'est pas? Tant que vous ne vous connaissez pas vous-même, vous ne pouvez savoir ce qui est juste et quand vous vous connaissez, c'est-à-dire quand vous savez vraiment ce qu'est la vie, alors ces idées de justice et d'injustice ne vous viennent plus. Ce qui est juste, c'est ce qui arrive. Ça ne peut être autre chose que cela, il n'y a que cela. Tout le reste vient de la pensée, de la pensée à double pôle: bon ou mauvais, juste ou injuste, vrai ou faux, agréable ou désagréable. Tant que vous vous érigez en juge de ce qui est juste et de ce qui ne l'est pas, vous ne demeurez pas dans l'humilité et vous ne pouvez connaître la vérité. Tant que vous prétendez quoi que ce soit, vous êtes quelque chose par rapport à autre chose et vos notions de justice sont toujours relatives et limitées. Vous avez le concept qu'il ne devrait pas y avoir de maladie, qu'il ne devrait pas y avoir de tricheurs, qu'il ne devrait pas y avoir de guerre. Vous redoutez par dessus tout l'inéluctable injustice suprême, qui est votre mort. Vous n'êtes jamais tranquille et avec votre idée de changer la société, vous voulez partager votre agitation avec les autres! Les guerres ont toutes été menées au nom de la justice par des gens qui n'étaient pas tranquilles. Au lieu de partir en croisade pour changer le monde et corriger les «erreurs» de la vie, pourquoi ne pas commencer là où vous pouvez vraiment faire quelque chose, en vous? Demandez-vous ce qui vous rend mal à l'aise. Ne vous perdez pas dans les événements rapportés aux nouvelles. Voyez que ce qui vous dérange ce n'est jamais ce qui arrive, mais plutôt votre idée que cela ne devrait pas arriver.


J'entends bien tout ce que vous dites, mais alors il ne faudrait jamais rien faire dans la vie?


Je ne dis pas cela. D'ailleurs ça ne va jamais arriver. Essayez de ne rien faire: vous verrez que vous n'y arriverez pas. À tous ses échelons, la vie est un dynamisme et vous ne pouvez pas l'arrêter. Ce que vous êtes, en tant que corps, pensée, émotions, sensations, n'est que mouvement. Ça aussi c'est un concept que de vouloir arrêter, ça vient de votre pensée, c'est un dynamisme. La tranquillité n'est pas là. Le problème n'est pas le changement, c'est ce que nous en pensons. La tranquillité consiste à voir que nous nous prenons sans cesse pour un acteur particulier, alors que nous sommes la vie. La vie ne veut rien, elle n'a aucun but. Dès que vous avez un objectif, vous insultez ce que vous êtes. Vouloir quoi que ce soit est une insulte à Dieu, c'est un manque total d'humilité. Maître Eckhart dit que même celui qui veut accomplir «la volonté de Dieu» n'est pas humble. Qu'est-ce qui se passe quand vous ne voulez plus rien, y compris ne plus vouloir «rien faire»?


Je sens une paix.


Voilà! Vous venez d'assister à la fin de toutes les injustices passées, présentes et futures. Vous n'avez plus aucune plainte à formuler ni envers Dieu, ni envers la vie, ni envers les autres, ni envers la société, ni envers vous-même. Vivez cette paix. Mais attention! Elle est contagieuse.



1 - Révolte contre le monde moderne, Julius Évola, Éditions de l'Homme, Montréal, 1972, page 26.


(Cet entretien a été publié  dans le numéro 51 de la revue Terre du Ciel)

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